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Symposium Fétiche, tabou, falsification : comment les savoirs sont rendus indisponibles

Jeudi 23 juin, 10h-12h

Intervenants et thèmes privilégiés dans les échanges

Tabou, censure, scolastique, que devient la valeur « savoir »?

Sophie Wahnich, historienne et politiste, directrice de recherche CNRS en science politique, Pacte, UGA, sciences po, Steep, INRIA.

L’incertitude de la modélisation à la prise de décision.

Paul Valke, chercheur postdoctoral, Environmental Justice Program, Georgetown University.

Hugo Bailly, doctorant, Centre d’économie de la Sorbonne / Georgetown Environmental Justice Program.

La résilience : une technologie du consentement

Thierry Ribault chercheur CNRS, CLERSE (centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques), CNRS-Université de Lille.

La pesée des violences en contexte d’effondrements : ce que peut faire la science pour une société autonome.

Denis Dupré, enseignant-chercheur en éthique, finance et écologie, Laboratoires CERAG,  STEEP (INRIA) Site : Crises et éthique de l’action, Université de Grenoble-Alpes.

Résumé grand public

Résumé scientifique

Le savoir scientifique repose sur l’hypothèse d’un libre usage de la raison, ce qui suppose une idéalisation de sa force qui a été cependant entamée par l’hypothèse de l’inconscient. Cette dernière contre le fait religieux et contre les « savants qui font semblant » invite à une nouvelle quête de vérité. En ce sens un savoir émancipateur quels que soient les savoirs, des sciences dures aux sciences sociales et humaines, dans lesquelles sont inclues psychologies et philosophies, ne sont émancipateurs que s’ils sont dans cette quête de vérité.

Le protocole scientifique suppose d’éprouver toutes les hypothèses sans totem et sans

tabou, à ce titre là encore quelle que soit la science ou le savoir concernés. Cette quête de vérité suppose donc, loin des écoles plus ou moins dogmatiques, de penser par soi-même et d’exercer sa faculté de juger des hypothèses et des résultats qui peuvent en être attendus. Il n’y a pas de révolutions savantes, scientifiques, cognitives sans ce « penser par soi-même », ou encore « explorer par soi-même la dimension totémique ou tabouisée de ses hypothèses.

Ce qui pourrait apparaître comme des marottes (par exemple le marché chez les économistes, le refus de l’anachronisme chez les historiens) conduit cependant à amputer l’amplitude des hypothèses ce qui conduit ceux qui n’appartiennent pas aux arènes savantes à sentir que le compte n’y ait pas. Le complotisme, entre véritables erreurs et vérités tabouisées, ne peut que se nourrir des tabous de la science et de ses hypothèses tronquées qui visent plus souvent à satisfaire l’opinion de ceux qui gouvernement qu’à la recherche véritable de la vérité.

La censure se met à régner sur tout ce qui dérange non pas la vérité, mais l’ordre. Révolutionner nos savoirs en voulant relier sciences « dures » et sciences sociales et humaines suppose de réfléchir à ces empêchements fort solides de la réalisation d’une intelligence collective savante qui se doit de retrouver ses exigences, son éthique de responsabilité et son lien avec le processus démocratique effectif. (Sophie Wahnich)

Dans ce cadre le savoir scientifique doit également prendre en compte l’incertitude de la modélisation et donc de la prise de décision. (Paul Valke et Hugo Bailly). Comme l’étude des risques systémiques rend nécessaire le recours à des analyses prospectives. Ces recherches portant sur des évènements n’ayant pas encore eu lieu et dont l’occurrence n’est pas garantie, la question de l’incertitude est centrale dans ces travaux, ainsi que dans la manière avec laquelle ceux-ci sont ressaisis dans le débat public.

L’incertitude se comprend ici dans un sens étendu, puisque les qui seront questions posées concernent aussi bien l’incertitude en tant qu’absence de connaissance, que le doute ou la prise en compte d’évènements peu probables.

L’incertitude dans la démarche prospective peut être appréhendée par de la scénarisation ou de la modélisation. La scénarisation consiste à établir des récits non quantifiés décrivant les évolutions possibles d’un système. Cette démarche permet d’explorer en détail des enchaînements d’évènements et de tenir compte d’un nombre très important de phénomènes. Elle ne permet toutefois pas de refléter avec précision l’interaction de certains mécanismes, puisqu’il est extrêmement difficile de connaître, en l’absence de quantification, la résultante de plusieurs phénomènes antagonistes. D’autre part, l’approche par scénarisation, du fait de sa formalisation limitée, rend difficile le débat et la controverse relative aux hypothèses fondamentales posées par l’auteur.

L’approche modélisée, quant à elle, permet de simuler les effets simultanés de plusieurs phénomènes, en tenant compte des actions et rétroactions de mécanismes antagonistes. Toutefois, la formalisation mathématique ne doit pas faire oublier les différentes sources d’incertitude, d’imprécision et d’erreurs associées à la construction des modèles.

Un des effets de l’incertitude peut être d’inciter à l’inaction. Alors que l’action d’anticipation, par exemple d’un risque, reflète une modalité de temps accéléré, associée à une action réalisée par avance et dans une échelle de temps courte, la promesse fait intervenir un temps plus long, grâce auquel l’action est reportée vers le futur. Dans ce cas, l’auteur du discours/de l’action cherche à convaincre qu’il y a encore du temps pour agir et qu’il agira à temps. Un autre mode d’inaction politique est celui de la non-décision, lorsque les politiques ne captent pas un problème social de façon à l’inscrire dans l’agenda des institutions du pouvoir. Enfin, il convient d’évoquer que les sphères politiques et économiques ne sont pas passives face à l’incertitude. Le doute scientifique peut être utilisé comme un instrument de politique ou de préservations d’intérêts privées allant jusqu’à être délibérément produits. Ainsi des entreprises pétrolières ont contribuer à semer le doute sur les preuves scientifiques relatives au réchauffement climatique à partir de la fin des années 1980. C’est pourquoi des historiens et des sociologues étudient les processus de production de l’ignorance scientifique tout autant que celle des savoirs scientifiques ou de production de connaissances. La production d’articles contrefactuels produit parfois de fausses controverses remettant en question des savoirs assurés. Enfin l’inflation de rapports et d’informations produits par les agences d’expertises contribuent à brouiller la décision en installant le doute par l’expertise.

La question du fétiche sera analysée avec la notion de « résilience » (Thierry Ribault) très vite sortie de son champ d’application originel, la physique des matériaux, pour devenir le couteau suisse thérapeutique de la société industrielle. Il n’existe désormais plus aucune catastrophe, personnelle ou collective, dont les promoteurs de la résilience ne se saisissent en exhortant chacun à faire de sa destruction une source de reconstruction, et de son malheur une source de bonheur. Le désastre nucléaire de Fukushima n’y a pas échappé, même si l’idée de base des partisans de l’accommodation, selon qui être résilient signifie non seulement être capable de vivre malgré l’adversité et la souffrance, mais surtout être capable de vivre grâce à elles, de grandir et s’adapter par la perturbation et la rupture, et de faire acte de foi envers elles, est en réalité inapplicable dans le monde de la radioactivité, tout comme elle l’est sans doute dans nombre de situations d’exposition toxique ou de contamination. L’analyse critique des dites politiques de résilience prétendant répondre aux désastres du techno-capitalisme – de l’opération militaire « Résilience », pour mener « la guerre contre l’épidémie de covid-19 », à la loi « Climat et résilience » – permet de montrer comment elles s’inscrivent dans cette nouvelle religion d’État qu’est la résilience. Elle permet notamment de décentrer l’attention des causes des désastres vers leurs effets ; de se défocaliser de l’objectivité de la catastrophe vers la subjectivisation de sa gestion et de sa narration ; d’accepter d’apprendre à vivre en se passant de connaissance, légitimant ainsi l’ignorance organisée ; de mettre sous le boisseau des affects supposés négatifs, notamment la peur et la colère, au profit d’une survalorisation des affects supposés positifs comme la solidarité et la responsabilité. La résilience n’est pas une notion détournée, mais un instrument de détournement.

Enfin la question des tabous sera analysée du côté du rôle de la violence dans une situation d’effondrement (Denis Dupré) Le régime politique démocratique peut sembler celui optimal pour minimiser la violence. La gestion de la violence par un État a été posée par Hobbes, qui trouve nécessaire et légitime de remettre à l’État un pouvoir de coercition sur l’individu. Cependant, dans un futur plus ou moins proche, des contraintes de plus en plus fortes vont porter sur la capacité de survie d’une part croissante de l’humanité. Il semble donc difficile d’imaginer ces   effondrements sans les violences concomitantes : violences renforcées de l’État sur les citoyens, mais aussi violences entre Etats, violences entre groupes sociaux, violence entre individus, etc. Pour les Collapsologues ou les scientifiques des effondrements, dans tous les cadres de pensée, la question politique resurgit donc, mais cette question de violence reste la question qui dérange. Ceci est évident pour une science des effondrements qui reste à naître, car l’éventuelle légitimité de la violence reste soigneusement cantonnée aux sciences politiques et échappe largement aux autres domaines de la science. Or la violence est en fait l’objet principal de l’étude des effondrements. Une nouvelle science des effondrements devrait-elle alors aider à peser les violences entre différents scénarios ? Qui décide quels scénarios sont étudiés ? Même si la science permettait de choisir un scénario enviable, elle reste largement muette sur les conditions pour y arriver. Or, faire basculer la société d’un fonctionnement un autre nécessite de facto diverses formes de violences. Dans ce contexte, un tabou est largement partagé : certaines violences entre humains sont acceptables -et sont appelées réformes-, et d’autres sont inenvisageables et discréditées par le terme même qui sert à les caractériser : révolution. Nous essayerons de comprendre le pourquoi de ce tabou. Nous regarderons dans quelle mesure cette science en construction pourrait et devrait intégrer la possibilité d’insurrection si elle vise à être au service des citoyens.

Résumé version grand public

Pour permettre au savoir scientifique de grandir, il est important que chacun pense par lui-même. Cela nécessite un travail pour repérer les “fétiches”, les “tabous”, les “falsifications”.

Les fétiches sont un objet de culte, sacré. Par exemple, si on est fétichiste du feu, on va croire que c’est un objet magique, surnaturel, très puissant. Dans le cas des connaissances scientifiques, on parle du fétichisme d’une idée ou d’une théorie. C’est une théorie, une idée qui nous paraîtra tellement puissante, tellement importante qu’on refusera toute critique. Le fétichisme est dangereux pour les sciences. Si on refuse la critique d’une théorie ou d’une idée, on prend un grand risque : cette théorie est peut-être fausse ou doit être modifiée. Refuser ces modifications est un obstacle à la connaissance. Par exemple, on a pendant longtemps pensé que la Terre est plate. Cette théorie était fausse, la Terre est ronde. C’était aussi un fétiche : des gens (notamment la religion catholique) refusaient de remettre en question la théorie de la Terre plate et ont même tué des personnes pour cela.

Les tabous sont des sujets dont il est interdit de parler. Ces tabous peuvent être inscrits dans la loi : par exemple dans certains pays, l’homosexualité est un tabou et on est puni si on en parle. Ces tabous peuvent être aussi liés à la culture : dans chaque pays, dans chaque culture, dans chaque famille, il y a des sujets qu’on n’aborde pas. Les tabous sont dangereux pour les sciences. Lorsqu’on réfléchit à un problème, il faut le voir en entier. Si un tabou nous empêche de regarder un bout de ce problème, on prend le risque de rater une information importante.

La falsification consiste à modifier la vérité pour la rendre fausse. On peut choisir de faire ça pour dissimuler une information qui nous semble gênante ou pour transmettre de fausses informations.

Fétiches, tabous et falsifications sont des obstacles à la connaissance scientifique. Pourtant, ils sont bien présents dans nos sociétés. Ce symposium réfléchit à comment y faire face.

Sophie Wahnich nous parlera des obstacles qui peuvent se dresser quand on essaie de faire à la fois des sciences dures et des sciences sociales et humaines. Paul Valke et Hugo Bailly nous parleront de la notion de modélisation et d’incertitudes. Thierry Ribault reviendra sur le fétichisme lié à la résilience : ce mot est maintenant utilisé partout, de manière un peu “sacrée”. Quels pièges se cachent derrière ce fétichisme? Enfin Denis Dupré parlera de la violence dans l’effondrement d’une société et du tabou qui y est lié.